Avant-hier, je ne connaissais de Jean-Michel Basquiat que la légende, celle d’un artiste à la vie brève et fulgurante. Sa mort prématurée a fait de lui un mythe, il est entré au panthéon des artistes disparus avant l’heure. On en oublierait presque son œuvre, et quelle œuvre ! Démiurge compulsif, il laisse derrière lui des milliers de tableaux, d’objets, de dessins. C’est une partie de cette collection que je suis allée découvrir, sans préconception puisqu’ignorant presque tout de son travail. Et je suis tombée amoureuse. L’exposition est colossale, à la (dé)mesure de sa productivité. Elle nous entraîne dans les pas de l’artiste aux pieds nus. Visite guidée dans l’univers des gratte-ciel et des sorciers vaudou, du base-ball et de la poésie… On arrive à la rencontre du peintre alors qu’il commence tout juste à signer de son nom. Auparavant, avec Al Diaz, un ami, ils écument le sud de Manhattan sous le nom de Samo© (Pour « Same old shit » – qu’on pourrait traduire par « Toujours la même merde »). De leurs bombes de peintures explosent des déclarations de guerre aux conventions. Mais ces énoncés révolutionnaires sont restés sur les murs de la grosse pomme. Les premiers travaux exposés surprennent par leur taille très modeste. Ce sont des cartes de base-ball retravaillées, aux visages découpés, auxquelles ont été ajoutés des tâches, des codes-barres ou du sang. Intitulées Anti-Product et numérotées, ces icônes de l’american way of life remettent soudain en question la consommation, l’identité aussi. Puis d’autres supports apparaissent, comme The Box, une boîte comme son nom l’indique, dont se dégage une impression morbide diffuse. On arrive ensuite en 1981, Basquiat peint alors avec des traits simples, rapides, presque enfantins. Mais si les visages semblent élémentaires, les dents sont toujours apparentes et serrées, comme celles de crânes vivants. La mort et les éléments urbains sont omniprésents, on croirait voir l’œuvre d’un gamin dérangé, d’un petit citadin qui nous dessinerait ses cauchemars. Plus loin, j’ai un coup de cœur pour Skull, le portrait d’un homme-ville. La suite des salles s’enchaîne, avec des moments d’envoûtement ou d’incompréhension. Certains des tableaux sont immenses, très colorés, présentant des motifs naïfs aux accents tribaux (Arroz con Pollo, La Hara). Mais à mesure que l’on avance, les travaux gagnent en complexité. Basquiat multiplie les techniques utilisées, superposant collages, peinture et pastel, découpant, grattant jusqu’à obtenir ce qu’il cherche. De plus en plus, des symboles et des lettres viennent se mêler aux personnages et décors, conférant un côté cryptique et mystérieux aux canevas ou cagettes dont il se sert comme support. Paradoxalement, malgré l’enchevêtrement des textures et des sujets, certaines créations paraissent inachevées. Les motifs du copyright, de la couronne et des organes internes reviennent fréquemment. Pour ce dernier, un élément de la biographie de l’artiste l’explique certainement : lorsqu’il a huit ans, il est renversé par une voiture. Il est alors hospitalisé pour qu’on lui enlève sa rate et sa mère lui offre un livre d’anatomie du corps humain. Au fur et à mesure, on a l’impression de se familiariser avec l’artiste, on se détache de la signification rationnelle pour mieux s’imprégner des perceptions quasi-inconscientes qui émanent des toiles. Au lieu de lire chaque élément séparément, en divisant fond et forme, image et texte, on laisse le tout nous parler : du rêve américain, de rois africains dans la ville de verre, d’esclavage épique et ordinaire, de héros et de déchéance. Puis, comme un interlude, une salle est consacrée aux dessins. Un en particulier a retenu mon attention, un autoportrait dans lequel on entraperçoit la vision que Basquiat a de lui-même : un visage éparpillé qui ressemble à un épouvantail, des cheveux en forme de cornes. Pour le reste, je dois dire que ce n’est pas la section que j’ai préféré. On replonge ensuite de plus belle dans les tableaux monumentaux, les hommages aux rois du jazz (notamment un disque géant Now’s the time, dédié à Charlie Parker) pour arriver aux collaborations avec l’emblématique artiste Pop Art Andy Warhol. Des œuvres qui ont reçu une critique très sévère au milieu des années 1980 mais qui m’ont énormément plu. On y trouve un mélange des références des deux hommes sur des canevas démesurés, les couleurs et les mythologies envahissent la pièce toute entière. Les « Œuvres Ultimes » clôturent notre pérégrination avec un retour aux sources de l’artiste. Quelques tableaux sont très simples, presque épurés. Mais de nouveau, les codes et les paroles chevauchent les personnages, et d’un trop plein de sens on retire l’impression d’un tourment, d’un art exutoire. Le dernier tableau en particulier, où ne figurent que des lettres, des symboles mathématiques ou ethniques, aurait pu être l’équation de la vie elle-même, vue par Basquiat.