L’Europe compte 420 millions d’internautes, et c’est en France que l’on passe le plus de temps en ligne. La question de l’influence de ce réseau omniprésent sur nos cerveaux est donc incontournable. En juin 2008, Nicholas Carr publiait dans le magazine Atlantic Monthly un article intitulé « Is Google Making Us Stupid ? ». Ce texte a déclenché une grande bataille d’idées entre pessimistes à tendance anxieuse et amoureux inconditionnels de technologie, puis un sondage…Voici l’essentiel de la thèse de Carr, ainsi que les opinions de plusieurs écrivains, psychiatres, neurologues, blogueurs ou universitaires.
« Je m’agite, je perds le fil »
En introduction de l’article, Nicholas Carr parle de son propre cas. « Ces dernières années, j’ai eu la désagréable impression que quelqu’un, ou quelque chose, bricolait mon cerveau, en reconnectait les circuits neuronaux, reprogrammait ma mémoire. ». Il dit éprouver une grande difficulté à se plonger profondément dans un texte long depuis qu’il lit sur Internet. Il est vrai, et de nombreuses études l’ont prouvé, que l’on ne lit pas en ligne comme dans un livre. On est sollicité de toutes parts, on a tendance à parcourir le contenu en diagonale, à sauter de lien en lien. Mais Carr pense au-delà de ces faits établis. Pour lui, cette nouvelle façon de lire et de s’informer pourrait changer jusqu’à notre manière de penser et la structure même de nos cerveaux.
Il s’appuie entre autres sur les travaux de Maryanne Wolf, psychologue du développement et auteure de « Proust et le Calamar : l’histoire et la science du cerveau qui lit. ». Selon elle, la lecture sur Internet, qui privilégie « l’efficacité » et « l’immédiateté », pourrait diminuer notre capacité à comprendre un texte en profondeur, à l’analyser. D’autre part, la neurologie moderne a montré que le cerveau humain continue de changer même une fois adulte. C’est ce qu’on appelle la plasticité du cerveau, et c’est ce qui fait craindre à Carr qu’à l’avenir, notre matière grise soit modelée par une information superficielle accessible en quantité au détriment du raisonnement analytique et des idées contemplatives.
Intelligence augmentée ?
Après deux années de débats en ligne autour du texte de Carr, un institut de sondages américain a décidé de faire le point sur les opinions de 371 experts d’Internet. Résultat, 76% pensent que « D’ici 2020, l’utilisation que les gens font d’Internet aura augmentée l’intelligence humaine ; comme ils auront un accès sans précédent à plus d’infirmation ils deviendront plus intelligents et feront de meilleurs choix. Nicholas Carr avait tort : Google ne nous rend pas stupides. » De nombreux sondés semblent penser qu’Internet et les moteurs de recherche ne vont pas diminuer, mais modifier nos capacités cognitives. Pour eux, l’intelligence dans dix ans ne sera donc pas inférieure, mais simplement différente.
Certains valorisent la « sous-traitance de la mémoire » : les neurones qui ne seront plus utilisés à enregistrer une date ou une formule pourraient ainsi être mobilisés pour améliorer notre esprit critique et affuter notre capacité d’analyse. En déléguant au réseau certaines tâches basiques de notre matière grise, une partie de celle-ci serait libérée pour des usages supérieurs. D’autres mettent en avant l’intérêt d’une information brève mais complète, transversale et pluridisciplinaire. Une romancière soutient ainsi que « si on a perdu quelque chose en ne lisant pas 10 livre sur un sujet, on a probablement gagné autant en étant capable de relier facilement les idées de 10 disciplines différentes ».
Facteur humain
Les détracteurs de la théorie de Carr critiquent aussi fréquemment la formulation passive de son titre « Est-ce que Google nous rend stupides ? ». De leur point de vue, ce n’est pas la technologie qui pose problème, mais ceux qui s’en servent. Les méfaits qu’on a vite fait d’attribuer au Web découleraient en fait d’une mauvaise utilisation qui en est faite. Internet et les moteurs de recherches ne seraient que des outils qui accentueraient les tendances naturelles de leurs utilisateurs, en bien ou en mal. Un universitaire pense que « Google ne nous rend pas stupide, mais cela rend beaucoup d’entre nous paresseux intellectuellement. […]Google ne poussera pas l’intellect humain dans une direction prédéterminée. Cela renforcera certaines prédispositions de l’utilisateur : les intellects supérieurs utiliseront Google comme un outil créatif, alors que d’autres laisseront Google penser à leur place ».
Plusieurs sondés ont reconnu la présence d’une distraction sur Internet, avec les liens hypertexte, les publicités, les messages instantanés, les réseaux sociaux, les sites d’humour ou de porno. Un écrivain explique : « Internet, ça veut dire qu’on ne peut jamais se séparer de nous même, de nos tentations et nos obsessions. C’est comme un tabloïd trashy et sans fin, qui aspire le temps, l’espace et la logique dans son tourbillon sans fond. Ce dont on a besoin pour contrer la syntaxe négligée, les abus repoussants, […] c’est de bonne vieille discipline. Nous sommes l’espèce qui a eu le génie de créer quelque chose d’aussi merveilleux qu’Internet…Nous devons donc bien avoir assez de self-control pour rester déconnectés de Facebook. »
Quoi qu’en disent les inquiets ou les optimistes, il est aujourd’hui beaucoup trop tôt pour savoir si Internet changera nos cerveaux, et comment. S’il semble effectivement que nous soyons plus facilement distraits, rien ne nous empêche d’attraper un livre au lieu de suivre un lien. En écrivant cet article, j’ai plusieurs fois dérivé vers mon compte Twitter, consulté ma page Facebook…Et vous, comment utilisez vous Internet, est-ce que vous lisez encore sur papier ? Avez-vous l’impression que votre capacité de concentration ou d’analyse a diminué ?