C’est l’exposition qui a fait le tour des journaux, des blogs, des émissions de télévision et des ondes radio. Une rétrospective du travail photographique de Larry Clark interdite au moins de 18 ans, sur laquelle tout le monde a un avis, souvent très tranché. J’ai donc voulu voir ces clichés si scandaleux qu’ils doivent être cachés aux mineurs. Je ne suis pas critique d’art, je tenterai donc ici de vous traduire le ressenti qui a été le mien. La première partie de l’exposition donne à voir les clichés de la mère de Larry Clark, que celui-ci a assistée dès ses 14 ans. Des photos au kitsch assumé, où bambins béats et caniches affublés de déguisements prennent la pose, sagement. Les coloris sont pastels, les noirs et blancs édulcorés et vaporeux. L’intérêt principal de cette ouverture est avant tout de montrer ce qui a poussé Clark à dédaigner les artifices photographiques, les distorsions de la réalité. La transition est pour le moins brutale vers le second volet de l’œuvre, Tulsa. Cette ville de l’Oklahoma a vu naître Larry Clark vingt ans avant qu’il commence à la photographier, à en capturer des bribes. Ici, on croise des regards et des corps perdus, certains clichés sont d’une extrême noirceur. Comme celui de cette femme enceinte, nimbée de lumière comme une Madonne, qui s’injecte sereinement son poison. Les portraits, glaçants, capturent des jeunes vies déjà perdues, résignées. Pour avoir lu certains critiques dire de cette série qu’elle pouvait constituer une incitation, donner envie d’essayer cette drogue ou d’autres, je suis obligée de protester: cela n’a pas été mon sentiment du tout. Au contraire, c’est presque d’une campagne de prévention qu’il s’agit là. Ébranlée par cette série très sombre, glauque même, j’arrive alors vers Teenage Lust, la partie de l’exposition qui lui a valu de tomber sous le coup de la censure. J’en ai tellement entendu parler que je m’attends à des images d’une grande violence, choquantes. Et il y en a. Mais il y a aussi des instantanés plus légers, où transparaît l’insouciance de ces adolescents qui fascinent Clark, qui l’obsèdent et l’habitent. On voit par exemple deux corps entremêlés dans une baignoire, un moment de tendresse plus que de sexualité, deux êtres qui semblent fusionner, se raccrocher l’un à l’autre… Puis, sur un mur, une cinquantaine de clichés du même jeune homme. Dans les années 1990, Larry Clark fait le choix de ne pas sélectionner ses prises de vue. Il tente ainsi d’aller au plus près du réel, et on regarde ce garçon tour à tour sourire, faire la moue, dormir, un pistolet dans la bouche, se mettant en scène devant l’objectif avec parfois un air goguenard. Parfois on croit voir un gamin, innocent et candide, mais l’image suivante montre un homme, sûr de lui, durci, au regard pénétrant. Là encore, j’avais lu « à quoi cela sert-il de montrer un adolescent avec un pistolet dans la bouche ? » et la réponse qui m’est venue instinctivement, c’est : cela sert à montrer une réalité que nous ne voulons pas voir, mais qui n’en existe pas moins pour autant. La dernière série, la plus récente, nous emmène à la rencontre de Jonathan Velasquez, skateur suivi par Clark pendant sa transition de l’enfance à l’âge adulte (de cette rencontre, Larry Clark tirera le film Wassup Rockers). On observe des corps impudiques, des blagues potaches, des amours et des amitiés qu’on croit inébranlables. Cette partie de l’exposition est certainement la plus optimiste, et il y a de l’espoir dans les yeux de Velasquez, une vitalité, qui, combinée à la vivacité des couleurs, laisse repartir le visiteur rassuré, un peu mais pas tout à fait. J’ai trouvé l’exposition très belle et très troublante, d’une justesse incroyable. Je n’y ai vu ni exhibitionnisme, ni voyeurisme, et certainement pas de pornographie comme on a pu l’entendre ou le lire. Clark dresse le portrait d’individus, mais surtout d’une époque entre deux. On voit des jeunes qui cherchent les contours de leurs corps et de leurs esprits qui changent. On voit de la crasse et du sublime, des visages beaux et ingrats, du dégueulasse et du poétique. A mon sens, Clark a su capturer l’essence de l’adolescence sur la pellicule, tout en nuances et en exagérations. Parce qu’on n’est jamais aussi désespéré ou aussi heureux qu’à cet âge-là. Les peines sont forcément abyssales et les joies incommensurables. Ce que nous offre Larry Clark, c’est ce moment fragile d’ouverture de la chrysalide, où l’on n’est plus tout à fait une chenille, mais où nos ailes n’ont pas encore séché…